Cahiers : Politiques, Economies, Sociétés, Cultures, Islams, Liban
© contact : Ghassan Fawaz – mars 2008
Nouvel article du cahier Cultures
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Il aura suffi d’un article superficiel du Time pour secouer l’arbre de la suffisance culturelle française. Le magazine américain tire un effet de relief de son admiration de l’arbre feuillu qui était là encore il y a quelques décennies. Faut-il qu’il soit devenu malingre pour lâcher quelques feuilles ratatinées en guise de répliques, limitées curieusement à la branche littéraire de la prose, quand l’article balayait globalement le monde de l’art, des lettres et des sciences humaines. Faut-il voir chez les autres branches artistiques quelque acquiescement résigné ?
Depuis mon installation en France il y a une trentaine d’années, je m’en suis ombré de tout près, pour le voir s’atrophier à mesure que gonflait une vanité d’autant plus futile qu’elle perdait ses assises… Au point que je ne pus m’interdire la pensée que j’avais peut-être « choisi » la mauvaise langue littéraire, me surprenant même à me plonger dans des projets de tâter à l’écriture en d’autres langues : ce n’était sûrement pas la déficience de celle que j’avais choisie qui me handicapait, mais le rétrécissement du champ littéraire qu’elle offrait désormais. Non pas que ces autres langues (dans mon cas l’anglais ou l’arabe) ne connussent pas les mutations littéraires que subit le champ de la langue française, mais il y persiste, à l’analyse, des éléments objectifs qui atténuent cette évolution. Si le monde entier endure sans doute la marchandisation à tout va de la culture, les conséquences néanmoins s’y développent inégalement.
"Culture" et "chef-d’œuvre".
Traiter le sujet de la culture française requiert cependant de circonscrire la question de la culture en général, sous peine de tomber dans la même confusion que l’article du Time. Le terme est ici à saisir dans son sens restreint, non ethnologique, de manifestation de la pensée en termes de conceptualisation ou de fiction, par la voie de la langue, de la forme, du symbole ou du son, dans une finalité de consommation strictement sensitive ou intellectuelle, autrement dit : les lettres, les arts et les théories des sciences sociales. Le piège d’une telle définition réside dans son parasitage par la sphère du divertissement, avec laquelle la culture est appelée à cohabiter, paraissant s’y confondre pour certaines activités, confusion clamée explicitement dans les conceptions américaines contemporaines. L’arme du bon sens maniée par la gent cultivée avait été suffisante pour classer un Balzac ou un Stendhal divertissants dans la sphère culturelle, mais semble de nos jours s’être émoussée au point qu’un futur président de la République, tout comme le journaliste du Time, y rangent un Marc Lévy. Entretemps la "démocratisation de la culture" est passée, attirant des masses nouvelles "vers le haut" et la culture vers le bas ; l’ « exigence » est devenue le mot pour signifier élitiste, en fait "peu vendable". Dans ce qui était la "patrie de la culture" un journaliste, du Nouvel Observateur pourtant, se risque à ces propos (dans son blog personnel, il est vrai) : Il n’y a pas plus de Molière en France aujourd’hui, que d’Henry James aux Etats-Unis et, dans l’Hexagone comme partout, "l’idée même de chef-d’œuvre a disparu dans la seconde moitié du XXe siècle. Proust aujourd’hui n’aurait pas de sens. Ni Shakespeare, d’ailleurs". Ce surprenant raccourci de quatre siècles statue donc qu’un Shakespeare au XVIème siècle avait un sens, comme un Molière au XVIIème, un voltaire au XVIIIème, un Hugo au XIXème et un Proust au XXème… mais dans la seconde moitié du XXème ce "sens" serait soudain perdu ! Les critiques qui concluent à la déliquescence littéraire et artistique de notre temps sont réfutées par une disparition (magique ?) de sens : après des siècles de chefs-d’œuvre, une évolution historique "objective" foudroyante expliquerait la disparition des chefs-d’œuvre ! Suite—>
Il aura suffi d’un article superficiel du Time pour secouer l’arbre de la suffisance culturelle française. Le magazine américain tire un effet de relief de son admiration de l’arbre feuillu qui était là encore il y a quelques décennies. Faut-il qu’il soit devenu malingre pour lâcher quelques feuilles ratatinées en guise de répliques, limitées curieusement à la branche littéraire de la prose, quand l’article balayait globalement le monde de l’art, des lettres et des sciences humaines. Faut-il voir chez les autres branches artistiques quelque acquiescement résigné ?
Depuis mon installation en France il y a une trentaine d’années, je m’en suis ombré de tout près, pour le voir s’atrophier à mesure que gonflait une vanité d’autant plus futile qu’elle perdait ses assises… Au point que je ne pus m’interdire la pensée que j’avais peut-être « choisi » la mauvaise langue littéraire, me surprenant même à me plonger dans des projets de tâter à l’écriture en d’autres langues : ce n’était sûrement pas la déficience de celle que j’avais choisie qui me handicapait, mais le rétrécissement du champ littéraire qu’elle offrait désormais. Non pas que ces autres langues (dans mon cas l’anglais ou l’arabe) ne connussent pas les mutations littéraires que subit le champ de la langue française, mais il y persiste, à l’analyse, des éléments objectifs qui atténuent cette évolution. Si le monde entier endure sans doute la marchandisation à tout va de la culture, les conséquences néanmoins s’y développent inégalement.
"Culture" et "chef-d’œuvre".
Traiter le sujet de la culture française requiert cependant de circonscrire la question de la culture en général, sous peine de tomber dans la même confusion que l’article du Time. Le terme est ici à saisir dans son sens restreint, non ethnologique, de manifestation de la pensée en termes de conceptualisation ou de fiction, par la voie de la langue, de la forme, du symbole ou du son, dans une finalité de consommation strictement sensitive ou intellectuelle, autrement dit : les lettres, les arts et les théories des sciences sociales. Le piège d’une telle définition réside dans son parasitage par la sphère du divertissement, avec laquelle la culture est appelée à cohabiter, paraissant s’y confondre pour certaines activités, confusion clamée explicitement dans les conceptions américaines contemporaines. L’arme du bon sens maniée par la gent cultivée avait été suffisante pour classer un Balzac ou un Stendhal divertissants dans la sphère culturelle, mais semble de nos jours s’être émoussée au point qu’un futur président de la République, tout comme le journaliste du Time, y rangent un Marc Lévy. Entretemps la "démocratisation de la culture" est passée, attirant des masses nouvelles "vers le haut" et la culture vers le bas ; l’ « exigence » est devenue le mot pour signifier élitiste, en fait "peu vendable". Dans ce qui était la "patrie de la culture" un journaliste, du Nouvel Observateur pourtant, se risque à ces propos (dans son blog personnel, il est vrai) : Il n’y a pas plus de Molière en France aujourd’hui, que d’Henry James aux Etats-Unis et, dans l’Hexagone comme partout, "l’idée même de chef-d’œuvre a disparu dans la seconde moitié du XXe siècle. Proust aujourd’hui n’aurait pas de sens. Ni Shakespeare, d’ailleurs". Ce surprenant raccourci de quatre siècles statue donc qu’un Shakespeare au XVIème siècle avait un sens, comme un Molière au XVIIème, un voltaire au XVIIIème, un Hugo au XIXème et un Proust au XXème… mais dans la seconde moitié du XXème ce "sens" serait soudain perdu ! Les critiques qui concluent à la déliquescence littéraire et artistique de notre temps sont réfutées par une disparition (magique ?) de sens : après des siècles de chefs-d’œuvre, une évolution historique "objective" foudroyante expliquerait la disparition des chefs-d’œuvre ! Voire.
Impossible de construire une définition du chef-d’œuvre qui soit consensuelle par le contenu. L’on peut toutefois s’en tenir à une définition par la manifestation : produit artistique ou littéraire suscitant une admiration exceptionnelle des spécialistes reconnus, partagée par le large public "connaisseur" de l’art en question et dans une certaine mesure par le public non connaisseur. Il aura fallu toute cette admiration conjuguée de critiques littéraires, d’écrivains, de lecteurs et de non lecteurs pour faire de La recherche du temps perdu un chef-d’œuvre. Le contenu, même reconnu par les critiques, ne suffirait pas sans la ratification de la croyance générale. Reconnu par la critique et les écrivains, Michel Leiris aura écrit de "grands livres" mais pas de chef-d’œuvre –de même que maints prix Nobel et autres écrivains rentrés parfois dans l’anonymat. Reconnu par le plus large public, Dan Brown n’aura produit qu’un divertissement. Que le facteur temps ratifie la donne, et on aura les "grands chefs-d’œuvre". Cette définition est assez opérationnelle pour regrouper le populaire Odyssée d’Homère et l’"illisible" Ulysse de Joyce. Un seul vecteur donc ne suffirait pas. Mais la part relative de chacun des vecteurs s’avère variable : pour peu que le critique admiratif fût Sartre, cette croyance générale s’en trouverait facilement acquise, le livre adoubé par les non-lecteurs –tel Le bruit et la fureur, qui n’est pourtant pas la meilleure œuvre de Faulkner.
Alors, la disparition du chef-d’oeuvre se serait jouée au niveau duquel des facteurs ? La qualitative reconnaissance par les critiques et les connaisseurs ? et dans ce cas, serait-elle le fait des auteurs ou celui d’une critique en désaffection, ou des deux ? Le facteur quantitatif du public qui refuserait désormais d’adouber l’"exigence", renvoyant les ouvrages de haute tenue au rayon spécialiste –et souvent à l’avortement au niveau du manuscrit ? Quelle corrélation pourrait-on établir en France avec la disparition des Sartre, Breton et autres monstres sacrés qui se faisaient fort de promouvoir des œuvres "exigeantes" ? Et encore faut-il en déceler les raisons…
Les conditions objectives scientifiques, économiques et idéologiques sont planétaires.
On avait déjà constaté dans les sciences physiques que le développement de la "quantité de savoir" et des moyens qui y sont nécessaires désormais dépassait l’entendement humain individuel, n’autorisaient plus les Archimède, Lavoisier et Einstein : les conditions objectives des sciences rendaient impossibles les "grandes découvertes" individuelles (l’équivalents des chefs-d’œuvre), les atomisant en de multiples mini-résultats partagés par nombre de chercheurs –le phénomène demeure par exception possible quand un nom propre s’approprie l’activité de toute une équipe de recherche scientifique, mais depuis la découverte des hélices de l’ADN dans les années soixante on aura connu une évolution sidérante des connaissances sans aucun vrai "chef-d’œuvre".
Aussi bien dans le domaine des sciences sociales, un Marx serait aujourd’hui anachronique ; ou même un Kant. Un Freud le serait-il ? Peut-être. Néanmoins un Deleuze ou un Derrida, s’ils l’étaient, ce ne serait certainement pas pour des raisons tenant à la trop grande masse des connaissances, vu l’amplitude plus limitée de leur champ : à quoi donc ?
Dans les sciences sociales comme dans la littérature et les arts, la formation de courants et d’écoles fut à même de promouvoir des auteurs et des artistes, suppléant de la sorte la déficience en chefs-d’œuvre particuliers. Ces mouvements collectifs purent entraîner un adoubement critique et public qui en tenait lieu : pour nous en tenir à la grande première moitié du XXème siècle, le Cubisme, le Surréalisme, le Nouveau roman, la Nouvelle vague, le structuralisme, l’empirisme logique et d’autres. Cependant le dernier quart du siècle n’en connut plus guère qui fussent d’envergure.
Faut-il voir dans cette situation un effet de l’évolution objective de la globalité du monde plus qu’un mouvement réduit aux seuls champs de la créativité, absoudre les écrivains, penseurs et artistes de leur responsabilité particulière ? La domination d’une économie capitaliste mondialisée, l’instauration d’une société de consommation marchande effrénée, constituent-t-elles une assise réfractaire au développement créatif ? La défaite des idéologies et des théories philosophiques et sociales qui s’y greffaient a-t-elle défertilisé le champ artistique et littéraire ? Quand l’Espoir perdu, hier porté par des projets "humains" (communisme, nationalisme, existentialisme, personnalisme…), se rabat populairement sur des conceptions religieuses sectaires sans exigences rationnelles, reste-t-il une place pour l’artiste ? L’écologie convertie en relais-dépotoir des contestations politiques et sociales du jour serait-elle devenue le pâturage central de la créativité ?
Tarissement du champ et confusion des genres.
L’abondance acquise dans le monde occidental n’y permet plus Les misérables, Les mystères de Paris ou Germinal, et les thèmes centraux de la "nature humaine" qui portèrent les grandes œuvres du passé semblent avoir été tellement rebattus que tout produit qui s’y reporte sent le remâché… Peut-être a-t-on tout dit sur l’amour, l’ambition, la haine et la vengeance ; l’attrait de quelques métaphores neuves ne suffit pas à asseoir un chef-d’œuvre. Peut-être que l’oeuvre littéraire connaît aujourd’hui le sort de la peinture figurative et de la poésie réaliste. Des Flaubert et Stendhal contemporains existeraient sans doute en nombre, mais apparaîtraient comme des plagiaires ou d’insipides producteurs. Le bien-être matériel serait donc un terreau médiocre pour la littérature : là où il y avait Shakespeare ou Proust, faudrait-il dorénavant se contenter de Modiano ?
Certes, on peut multiplier les produits littéraires et cinématographiques (et pourquoi pas les toiles et les sculptures) sur les empoisonneurs de la planète, le réchauffement climatique, les espèces menacées et la famine –perçue comme phénomène écologique plus que social. Mais quel est donc l’handicap qui interdit l’éclosion d’œuvres de qualité sur la frustration, le non-être, la religiosité sectaire, les cités et les favelas ? Car le drame persiste tout de même en ce monde…
Et pourquoi le Tiers-monde, "riche" de tant d’inégalités et de tragédies encore, ne prend-t-il pas vraiment la relève –alors que certaines de ses zones furent un temps plus que prometteuses ?
La tendance à la cachexie culturelle s’avère effectivement planétaire, corrélative à l’économie mondialisée. Plus flagrante en France car l’appauvrissement du riche est plus visible, elle est moins perçue aux Etats-Unis puisque le nouveau riche impose ses règles de jugement comme ses dollars comme étalon universel –à ce titre, l’article du Time exprime l’indigence de la conception de l’art américaine autant qu’il souligne l’indigence de l’art en France. De tout temps, l’art fut un apanage des nations les plus puissantes capables d’offrir plus de moyens aux artistes, plus d’élites pour constituer leur public, et qui imposent la définition du goût (pas seulement dans le vêtement occidental ; Shakespeare est universel parce que le patrimoine européen est devenu l’Universel). La France avait tenu la gageure de garder sa première place dans la sphère culturelle un siècle après qu’elle l’eût perdue dans la puissance, une performance –qui avait bluffé le monde et flatté la vanité française ! Qu’elle ait abandonné en 2007 son rang de quatrième marché de l’art à la Chine est on ne peut plus normal d’un point de vue historique. Prévoir qu’en émergeant à leur tour à la puissance, la richesse et la démocratie certaines nations créeraient une littérature et un art de l’émergence aurait été dans l’ordre des choses… n’était le nouvel ordre "artistique" universel qui parvient à imposer presque partout sa griffe –la confusion du Time est moins innocente qu’il n’y paraît : on a besoin du prestige de l’art d’hier pour valoriser la marchandise artistique d’aujourd’hui, et mettre Marc Lévy et Marcel Proust dans le même panier, celui de la célébrité, est bon pour le business, comme de restreindre les mesures de l’art au marché de l’art.
Appréciant la littérature américaine sous un angle plus traditionnel, moins marchand, nous nous permettrons d’affirmer que Norman Mailer et Philippe Roth ne comblent pas complètement la place de Faulkner ou de Dos Pasos, et nous remarquerons qu’ils appartiennent déjà à une génération passée… Et nous ne voyons pas qui parmi les nombreux "meilleur écrivain de sa génération" (terme consacré par l’édition pour présenter aux public les écrivains du dernier quart de siècle américain) appartiendra à l’histoire de la littérature ou de l’art, quel que soit sa valeur actuelle de marché. Reconnaissons au jury du prix Nobel la rareté de ne pas s’être encore laissé dominer par les « valeurs » nouvelles, et étonnons-nous de ne trouver qu’un seul auteur des USA parmi les quarante derniers lauréats –auteur du quart-Monde en plus, Tony Morrison… Gordimer, Naipaul, Coetzee, sont des anglophones du Tiers-monde, qui en compte d’autres de qualité dans cette langue qui détient l’avantage aujourd’hui de l’internationalisation.
La démocratisation historique, après une phase d’enrichissement de la culture par son élargissement du public et du vivier des producteurs, a fini par l’étaler en une couche manifestement trop superficielle. Il aura fallu la victoire pour le moment décisif du bien-être marchand couplée à la déliquescence complète des utopies dont se nourrit aussi l’art pour que le divorce historique entre culture et divertissement ne s’effectue pas à l’amiable, pour que celui-ci écrase celle-là. Affirmer que toutes les histoires ayant été racontées, toutes les images peintes, toute les mélodies jouées, il n’y a plus place que pour le succédané, est exagéré. Il serait très facile de démontrer que le resserrement du champ laisse bien du champ encore, que le pétrole n’est pas épuisé, et qu’on trouve toujours des champs nouveaux voire des sources d’énergie neuves, qui demeurent cependant peu exploités. Que si panne il y a, on peut en creusant plus en profondeur trouver (à plus cher il est vrai) du carburant, évolution qui s’est produite dans certains secteurs de l’art avec des fortunes diverses. Ce qui nous amène à préciser que les arts et lettres ne pourraient de par leur structure propre être tenus à la même enseigne, et conséquemment tous ne sont pas affectés de la même façon par la marchandisation renforcée et la déliquescence des espoirs idéologisés. Le sujet est large mais un survol des spécificités s’impose, pour aborder finalement le secteur le plus confus de la littérature en prose.
Les spécificités des arts à l’épreuve de la démocratisation.
La peinture a évolué depuis plus d’un siècle vers de plus en plus d’abstraction, survivant à l’attaque de la photographie et de la popularisation grâce à un marché de l’Art singulier fondé sur des œuvre uniques. Un nombre limité de collectionneurs disposant de moyens financiers, en rapport avec un nombre de galeristes, décide de la cote d’un peintre ; les musées suivent, et le public se met en longues files devant les expositions pour admirer des produits qui lui échappent en majorité mais ne lui coûtent qu’un déplacement-promenade fortement valorisé culturellement. La sculpture a surmonté l’épuisement du simple figuratif et la popularisation grâce à une situation similaire. La marchandisation poussée de la culture sur ces terrains-là pourrait être critiquée évidemment, mais la duplication n’y aura pas été synonyme d’"ouvrages grand public".
La musique, de plus en plus facilement dupliquée, s’est divisée entre divers genres et divers publics. La marchandisation outrancière s’est adjugé le terrain majoritaire dit des variétés et du music-hall. La musique classique, l’opéra et les musiques dites expérimentales se sont retrouvés dans des salles et institutions coûteuses bénéficiant de l’aide publique. Certains genres tels le jazz et la chanson à texte plus recherché (une spécialité française) établissent quelque jonction entre les deux publics. La musique détient aussi la singularité de productions marginales et ethniques populaires mais peu marchandes, peu exigeantes culturellement, qui peuvent verser en partie dans le secteur des variétés marchandes. Force est de constater cependant que la musique classique et de l’Opéra se contentent principalement d’un entretien de la création passée, quant à la musique « expérimentale » de création actuelle c’est une affaire bien minoritaire…
Le théâtre a survécu à la propagation du cinéma (après une période boulevardière visant le large public) en abandonnant sur le terrain des variétés certains types de représentations « théâtrales » et en se rétractant au niveau d’un public limité et assez fidèle. Il se retrouve partagé entre la gestion de la création passée et une production contemporaine liée partiellement à la littérature : cette évolution comme celle de la musique est partiellement tributaire de l’aide publique.
L’architecture, de par le coût des oeuvres ne dépend du large public que pour l’habitât individuel. Elle a toutefois pu garder une dimension pour certaines œuvres importantes qui dépendent du financement de l’Etat et des institutions et qui parviennent à échapper à la simple monumentalisation.
Le cinéma, au coût important tant au niveau de sa production que de sa distribution, est fondamentalement tributaire du grand nombre. Le financement de petites productions se heurte aux limites de la distribution et aux coûts d’éventuels circuits d’art et d’essai. Seul l’aide publique permet la survivance d’un cinéma fondamentalement créateur (dit "d’auteur"), mais alors limité à une scénographie plutôt intimiste ; limite insurmontable sans augmentation des coûts et donc des concessions au large public. Cette aide ne garantit pourtant pas la qualité créative dudit cinéma, puisque les créateurs s’y révèlent fortement soumis à la pression de l’idéologie marchande dominante, rêvant majoritairement de moyens plus importants plutôt que d’œuvres plus exigeantes –la nouvelle vague n’a pas eu vraiment de successeur. Pour le moment, quelques œuvres "exigeantes" de qualité parviennent cependant à éclore dans certains pays non occidentaux moins marchands, ou dans des pays européens à langue plus restreinte.
La poésie depuis plus d’un demi-siècle n’aura subsisté qu’au prix d’un divorce radical entre le divertissant et le créatif, divorce non amiable mais qui finit par s’imposer. A force de production intensive, un assèchement de la rime et de la métaphore poétique semble avoir atteint la surface du terrain, dès lors abandonnée aux pousses moins exigeantes de la chanson et du plagiat, la verve allant comme en peinture chercher sa sève au plus profond, là où le public s’ennuie : se confronter dans l’immobilité d’un fauteuil à une page ou à une diction requérant la concentration n’est pas une promenade dans un musée où l’on puisse bavarder et amener une classe. Et pas de collectionneurs pour porter haut la cote et promouvoir une célébrité par la valeur marchande. Les files que connaissent les expositions de Picasso manquent nettement aux lectures de Michaux, et les tirages d’un recueil de Pierre Jean Jouve n’alimentent qu’un public fidèle quasi spécialisé. La poésie persiste cependant encore sous un angle plus large dans les pays moins développés où elle n’a pas encore épuisé son terrain linguistique, mais on sait la difficulté du transfert vers les sphères des autres langues. En tant que spécialité, un coin lui est conservé néanmoins dans les librairies généralistes, les rubriques littéraires et les cercles culturels des municipalités.
La prose littéraire.
Sans doute le cas de la littérature en prose demeure-t-il le plus compliqué. Le produit désigné par "roman" est plus diversifié que le produit recueil de poèmes. Il a dépassé depuis longtemps le cap de la diversité-richesse pour la diversité-confusion, et le couple divertissement marchand/culture se montre bien à la peine, incapable d’aboutir à un divorce, tant sur ce terrain le divertissement marchand tient à conserver l’usage du label "culture". Point de collectionneurs ; un public élargi jusqu’à l’établissement d’un seuil de vente pour l’exemplaire-livre à un prix bas inaccessible aux petits tirages, des procédés de fabrication et surtout de distribution adaptés en conséquence au grand nombre. Pas de petit coin non plus dans les librairies à l’exemple de la poésie pour un produit censé être de vente majeure. Et pas de séparation comme entre musique classique et variétés ou entre poésie et chanson. Si une certaine portion de la production de masse est reconnue comme étant de strict divertissement, bien d’autres strates de la production romanesque élaborées selon le critère réel du « ça marche » arborent la prétention culturelle sous prétexte d’œuvres "personnelles" : conséquemment les œuvres culturelles de prose proprement dites ne disposent même pas de niche économique, ni même culturelle, où éclore et vivoter. Toute la sphère culturelle littéraire participe à cette confusion malgré de rares exceptions personnelles et les attitudes mitigées. Le lecteur-consommateur d’aujourd’hui est friand d’œuvres faciles mais aime à se gargariser en même temps de "culture" ; les éditeurs suivent, puisque leur vocation est de répondre à la demande ; de même les critiques et les prix littéraire. Et les auteurs.
Il serait erroné de jeter la pierre à une partie en particulier. Sollers, Le Clézio ou Pennac sont à la base de bons auteurs et l’on prouvé avant que la machinerie commerciale ne les formate. Gallimard est un bon éditeur, mais le nombre de titres produits étant limité forcément, et de fait élevé, s’il faut sacrifier des manuscrits c’est bien les moins vendables qui se retrouvent renvoyés en règle générale –les exceptions subsistent, un luxe nécessaire à la confusion, mais de moins en moins d’éditeurs peuvent se permettre. Les pages littéraires du Monde et du Nouvel Obs sont en général tenues par de bons critiques, mais dont le métier est de proposer au lecteur ce qu’il est susceptible de lire –quitte à incendier une œuvre trop mauvaise et laisser quelque place à une œuvre confidentielle : une rubrique littéraire peu lue finirait à la trappe. Les bons libraires sont encore nombreux, grâce à une législation des prix protectrice, et certains continuent à prendre des risques, mais ils doivent vivre, n’est-ce pas ? Et le lectorat en France, abondant mais aplati par son propre poids et l’époque désabusée, est assez diversifié cependant pour assurer un public à des œuvres étrangères souvent plus exigeantes (mais rarement beaucoup plus).
Il est logique de se demander pourquoi la production française n’est pas de même facture que l’œuvre traduite. Ne serait-ce pas que les auteurs français préfèrent s’adresser aux couches larges du lectorat plutôt que de creuser en profondeur, que la valeur culture a perdu dans la prose littéraire son autonomie au profit des valeurs et des sujets "dans le vent" ? Que les éditeurs pratiquant de nombreux et prudents petits tirages préfèrent les réserver à des titres susceptibles de "démarrer" et non à la gestation longue de l’œuvre prometteuse d’un écrivain ? Les éditeurs étrangers ne sont pas plus "culturels" que les français, il s’en faut, mais la situation objective du partage des sphères linguistiques mondiales n’est sans doute pas étrangère à la chose. Dans les sociétés où sont acquises les conditions essentielles de la liberté de création, la limite linguistique s’affiche plus clairement. Trop courte désormais pour s’assigner une issue culturelle appuyée sur le grand nombre, trop grande pour s’accommoder de tirages réduits, la langue française offre désormais ce terrain-là, de l’entre-deux, pour le déploiement de sa littérature. Les dizaines de millions de francophones constituent un marché bâtard entre les centaines de millions d’anglophones et les quelques millions de Suédois, ces avant-derniers étant en nombre suffisant pour qu’un livre exigeant puisse quand même rencontrer un public au seuil de rentabilité, et ces derniers si peu nombreux que leur système est forcé à s’adapter en abaissant ledit seuil, de ce fait plus facile à atteindre. Aujourd’hui un Julien Gracq en suédois serait peut-être possible, ou un Camus américain : la littérature française se trouve-t-elle condamnée dans le cadre économico-mondialo-socio-idéologique actuel à être de culture légère ?
Faut-il souhaiter une situation qui amènerait à une rupture franche entre la littérature-culture et la littérature-divertissement ? Lequel des deux champs aurait le plus à perdre de la fin de cette confusion ? Un réseau spécifique dans la fabrication, l’édition, l’écriture, la distribution et la promotion du livre, de taille réduite, adaptée à l’exigence culturelle, comme en connaissent d’autres domaines (la poésie, le théâtre…) n’alimenterait-il pas un vivier littéraire qui aurait plus de chance de croître que dans la situation actuelle qui le noie dans le succédané ?
L’air du temps ? Les écrivains et artistes participent à le faire souffler.
On pourrait quand même s’aventurer pour ce qui concerne la France (vu l’image que le pays se fait de lui-même et les obligations que s’y impose la puissance publique) à adopter un vision réaliste qui ne soit pas foncièrement pessimiste. En attendant l’inconnaissable grande mue de l’avenir, entre un Tiers-monde qui produirait encore quelques œuvres fortes surgissant des conditions qui y sévissent, et la situation dans le monde super développé, la France pourrait sur la lancée de son passé conserver une place culturelle privilégiée, mais une place ressortissant tout de même à sa taille réelle. Une culture qui honore comme elle l’a fait un Julien Gracq à son décès, a de beaux restes même si l’auteur n’était plus guère lu. Le tout est de ne pas trop s’en contenter ! Les Houellebecq, Ango et Beigbeder ne déméritent pas, ils représentent bien l’air de ce temps assaisonné à la mode parisienne, comme Mauriac, Camus ou Sartre représentaient l’air de leur temps... La faute est au temps sans doute, et à l’air, mais les écrivains et artistes participent à le faire souffler.
Nouvel article du cahier Liban
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L’observation des vicissitudes rencontrées par les avatars démocratiques du Tiers-monde est à certains égards plus riche en enseignements que celle des régimes démocratiques stables des pays développés. Image en creux de l’efficacité démocratique de ceux-ci, elle rappelle la fragilité largement méconnue aujourd’hui du système démocratique. Au-delà des fondements conceptuels basiques (gouvernement du peuple par le peuple etc.) ce qui importe concrètement c’est le mécanisme réel qui a fini par s’imposer, à savoir le gouvernement de l’Etat par une majorité exprimée électoralement (fût-elle non "nette"). Autrement dit le pouvoir, sans partage décisif, de la majorité : la dictature pour un temps précis de la majorité. Pour le temps d’un mandat électoral, la minorité ne partage pas le pouvoir gouvernemental –seule l’égalité des individus au regard du droit, protégée par une constitution établie à plus long terme, et la libre activité politique de l’opposition limite cette "dictature" (et bien entendu, la crainte d’un retour de bâton à la prochaine échéance électorale). La protection du droit des minorités en démocratie est un principe, parfois constitutionnel, dont la mise en œuvre appartient surtout à la majorité. Ce qui étonne l’observateur a-historique c’est que l’opinion publique globale regarde comme légitime la dictature majoritaire : fut-elle d’une voix sur des dizaine de millions, fût-elle minoritaire en réalité (la majorité n’étant acquise que par le jeu de représentations territoriales ou autres –une majorité de députés ou de délégués élus par une minorité de suffrages nationaux).
L’observation des vicissitudes rencontrées par les avatars démocratiques du Tiers-monde est à certains égards plus riche en enseignements que celle des régimes démocratiques stables des pays développés. Image en creux de l’efficacité démocratique de ceux-ci, elle rappelle la fragilité largement méconnue aujourd’hui du système démocratique. Au-delà des fondements conceptuels basiques (gouvernement du peuple par le peuple etc.) ce qui importe concrètement c’est le mécanisme réel qui a fini par s’imposer, à savoir le gouvernement de l’Etat par une majorité exprimée électoralement (fût-elle non "nette"). Autrement dit le pouvoir, sans partage décisif, de la majorité : la dictature pour un temps précis de la majorité. Pour le temps d’un mandat électoral, la minorité ne partage pas le pouvoir gouvernemental –seule l’égalité des individus au regard du droit, protégée par une constitution établie à plus long terme, et la libre activité politique de l’opposition limite cette "dictature" (et bien entendu, la crainte d’un retour de bâton à la prochaine échéance électorale). La protection du droit des minorités en démocratie est un principe, parfois constitutionnel, dont la mise en œuvre appartient surtout à la majorité. Ce qui étonne l’observateur a-historique c’est que l’opinion publique globale regarde comme légitime la dictature majoritaire : fut-elle d’une voix sur des dizaine de millions, fût-elle minoritaire en réalité (la majorité n’étant acquise que par le jeu de représentations territoriales ou autres –une majorité de députés ou de délégués élus par une minorité de suffrages nationaux). Car le ciment du système ne réside pas, à y regarder de près, dans sa logique même, mais dans la légitimité que lui reconnaît la population gouvernée, opposition comprise. Tout comme pour les monarchies de droit divin –c’était bien la légitimité reconnue qui leur tenait lieu d’assise. Là s’établirait par contre la distinction avec les dictatures (exception faite de celles que des situations historiques exceptionnelles ont pu légitimer). L’alternance des majorités en démocratie est censée peser pour beaucoup dans cette légitimité-là, quoiqu’on ait vu des groupes sociaux ou politiques en rêver longtemps sans réaliser leur rêve. Dans les Républiques antiques on a vu des choix démocratiques confiés dans des proportions non anecdotiques au hasard du tirage au sort… En fait, c’est le respect de la règle du jeu qui importe : c’est autour de la règle du jeu que s’établit le consensus, c’est l’enracinement de ce consensus autour de la règle du jeu au point de devenir inséparable de l’identité culturelle d’une société qui mesure l’authenticité démocratique de celle-ci. Il s’agit en fait d’une efficacité bien comprise : une longue histoire démocratique ne suffira pas à perpétuer une démocratie, il faut que les intérêts concrets fondamentaux (économiques, sociaux, culturels) y soient liées de façon qu’un consensus demeure établi autour du fait que ces règles du jeux sont le meilleur moyen (le moins mauvais) de sauvegarder lesdits intérêts fondamentaux. En cela la démocratie s’est révélée être le plus efficace des régimes à l’époque contemporaine. Et c’est cette efficacité qui est ratifiée à chaque soumission d’une minorité à une majorité pour le temps d’un mandat. Ceux des Etats du Tiers-monde ayant opté pour un régime "démocratique" développent une tendance à récuser fréquemment les résultats de la règle du jeu. La faiblesse de la cohésion nationale fait des groupes sociaux de mauvais joueurs, préférant l’intérêt immédiat de groupe à leur intérêt à plus long terme incorporé à celui de la société nationale –cela même quand le groupe n’est pas strictement oligarchique ou réduit à un pouvoir personnel déguisé en démocratie. Si la tricherie électorale y est fréquente en faveur des pouvoirs en place, les refus de soumission de la minorité à la majorité, même en cas de victoire indéniable de celle-ci, conduisent à de longues crises, voire à des guerres civiles et des coups d’Etat. Ne se bornant pas au dénier le résultat d’un vote, la remise en question de la légitimité du pouvoir peut intervenir à tout moment, par suite de n’importe quelle crise interne d’importance, faisant fi de la règle des échéances électorales comme jalons décisifs pour en découdre. La corruption du pouvoir en place, souvent réelle, sert d’alibi facile pour piétiner les règles démocratiques ou les supprimer. Les dictatures d’Amérique Latine, du Pakistan, de la Turquie, notamment, s’en étaient fait une spécialité. Moins dramatiques que la révolte des casseroles contre Allende, celles des couches économiquement favorisées du Venezuela contre Chavez ou de l’opposition géorgienne contre Saakachvili, se contentent par impuissance d’imposer une nouvelle joute électorale à mi-mandat (sans parler des cas africain…)
Seul Etat arabe ayant adopté des règles du jeu démocratiques, le Liban connut en un demi-siècle : un soulèvement politique forçant à la démission un président à mi-mandat (prorogé) en 1952, une première guerre civile en 1958, et enfin une guerre civile de quinze ans précédée de plusieurs années de troubles. Les règles du jeu démocratique doivent leur survie surtout au pluralisme imposé par la structure communautaire du pays. Cette même structure qui handicape le régime démocratique en privilégiant les cohésions confessionnelles au détriment de la cohésion nationale, le sauvegarde, car aucun régime univalent (et une dictature militaire est le plus souvent univalente) ne peut s’y instaurer… Des alternances présidentielles pacifiques s’y sont pourtant produites, un président fut même élu par une voix parlementaire de majorité et la règle du jeu fut respectée ! Mais de 1976 à 2005 le jeu démocratique, d’abord grippé par la guerre, fût presque totalement instrumentalisé par la Syrie, puissance tutélaire. Le sursaut libanais de 2005 suivi du départ des troupes syriennes du Liban permirent la tenue des premières élections pouvant être considérées comme démocratiques en plus de trente ans. Cependant, la très nette majorité gouvernementale qui s’en dégagea se décanta dix-huit mois plus tard, les ministres de la communauté chiite démissionnant, et les députés de cette communauté rejoignant le général maronite Aoun dans l’opposition. La majorité gouvernementale, quoique réduite, demeurait toutefois suffisante pour gouverner jusqu’à la future échéance électorale de 2009 et pour élire le nouveau président de la République en 2007. A condition que les règles du jeu démocratique fussent respectées –et il y avait lieu de penser qu’elles pourraient l’être, compte tenu de la lassitude du pays après sa longue guerre civile, de son épuisement économique, de la nouvelle situation internationale devenue plus favorable au respect du jeu démocratique. Mais elles ne le furent pas. La nouvelle opposition bâtie par l’alliance d’un parti religieux fondamentaliste chiite et d’un ex-général représentant de larges franges nostalgiques maronites refusa de reconnaître la légitimité du gouvernement, pourtant majoritaire au parlement. Elle recourut à "la rue" pour essayer d’arriver à ses fins que la pratique de la règle du jeu démocratique ne lui permettait pas d’atteindre. Un coup d’Etat ou un recours à une nouvelle occupation de l’allié syrien de l’opposition étant hors de propos pour des considérations tant internationales que structurelles libanaises, l’opposition s’acharne depuis fin 2006 à circonvenir les institutions et les règles du jeu démocratique qu’elle ne peut simplement balayer. L’action de rue (en pratique et en menace) est justifiée par le non respect des règles démocratiques de la part la majorité présentée comme usurpatrice : trois arguments servent de pilier à la fécondité démocratique du parti fondamentaliste islamique et de l’ex-général : 1 – La constitution s’appuie sur un Pacte national non écrit, qui lui est prépondérant puisqu’il installe le consensus communautaire à la base de l’existence du Liban. Pacte retouché par les accords de Taïef qui clôturèrent la guerre civile et établirent une jonction entre Pacte National et constitution… Ledit Pacte impose l’association de toutes les communautés confessionnelles à la gestion du pays : par conséquent un gouvernement sans ministres chiites est un gouvernement anti-constitutionnel car anti-Pacte national. 2 – Etant donnée la "structure spécifique" du Liban –communautaire etc.– le concept démocratique de gouvernement-fondé-sur-une-majorité-parlementaire-élue devrait céder la place à celui de gouvernement consensuel… Consensuel non seulement par sa composition communautaire, mais aussi par la représentation de l’opposition dans le gouvernement au prorata de son poids parlementaire. L’opposition actuelle devrait donc disposer, au vu de son poids parlementaire, d’un nombre de ministres dépassant le tiers du nombre total, ce qui la mettrait en situation d’opposer un veto à toute décision ou de faire tomber le gouvernement en démissionnant collectivement. 3 – Puisque le Pacte national prévoit que le poste de président de la République est dévolu à la communauté maronite, il appartient à cette communauté d’y déléguer son principal représentant politique. Celui qui dispose de l’appui du plus grand nombre de députés maronites. Autrement dit, aujourd’hui le général Aoun. Brandir l’inconstitutionnalité d’un gouvernement et/ou à sa corruption pour le renverser est la justification la plus banale des coups d’Etat dans le Tiers-Monde. Quant au grippage des institutions démocratiques, les pays développés n’en sont pas exempts il est vrai, toutefois les crises s’y résolvent le plus souvent par des moyens institutionnels démocratiques : la première élection de Georges. W. Bush à la présidence a été légitimée par une décision de la cour suprême des Etats-Unis. L’Italie et la France ont longtemps connu l’instabilité gouvernementale avant de réformer les règles du jeu électoral ou l’équilibre des pouvoirs constitutionnels pour disposer de façon plus certaine de majorités politiques. La France est cependant la seule démocratie avancée qui ait eu à connaître après la seconde guerre mondiale, et par deux fois, des situations insurrectionnelles : celle de 1958 a porté un ex général au pouvoir puis celle de 1968 a précipité son départ, la première entraînant un changement constitutionnel ratifié démocratiquement, la seconde se concluant par des élections.
La solution des crises qu’est susceptible de traverser une démocratie concrète dépend pour beaucoup de la qualité des "démocrates" : dans les pays du Tiers-Monde les Nelson Mandela ne pullulent pas. Les études, nombreuses à ce propos, visent surtout les forces au pouvoir. Mais il se trouve qu’au Liban cependant, la majorité gouvernementale a aujourd’hui beau jeu d’arborer l’étendard démocratique, ayant gagné légitimement les élections –et ne pouvant pratiquer de répression contre l’opposition de par la structure confessionnelle des forces armées libanaises, et vu les contraintes de principe que lui impose son alliance avec les pays occidentaux. Comment se conduiraient les actuels dirigeants de la majorité parlementaire libanaise s’ils étaient dans l’opposition ? La conjecture n’est pas sans intérêt, mais force est de constater que les factions composant cette majorité ont effectivement désarmé leurs milices depuis les années 1990, et que leurs alliés occidentaux détiennent probablement sur eux une influence d’une autre nature que celle pratiquée par l’Iran et la Syrie. En tout état de cause, une majorité électorale légitime dans le Tiers-monde est un phénomène qui mérite le pari positif, du point de vue démocratique tout au moins. D’où la légitimité de viser particulièrement le comportement oppositionnel au Liban en tant que source de la crise démocratique. L’ex-général Aoun a pu comparer son exil à Paris durant l’occupation syrienne du Liban à celui du général de Gaulle à Londres pendant la seconde guerre mondiale ; ses quinze années hors des affaires aux treize années d’exil politique qu’avait connu l’ex-général de Gaulle entre 1945 – 1958 ; son retour au pays en 2005 à la suite d’une situation insurrectionnelle à celui de l’ex-général de Gaulle en 1958 ; et sa victoire électorale sur la scène maronite à l’adoubement référendaire de de Gaulle par le peuple français. Le genre de comparaison que les psychiatres dénomment "napolioniesque"… Il serait pourtant facile d’ajouter que le général de Gaulle n’avait pas infligé à la Rive gauche de Paris les bombardements les plus destructeurs de son histoire durant le laps de temps où il avait été au gouvernement provisoire de la France en 1945 comme le fit le général Aoun contre Beyrouth-ouest lors de son gouvernement provisoire (1988 à 1990) ; que le général de Gaulle avait bâti sa gloire en tant que représentant de la France et non en tant que représentant d’une faction confessionnelle ; que l’ex-général de Gaulle avait accepté de partir en 1946 quand il n’avait plus disposé de soutien majoritaire au parlement, il avait aussi tenu à ce que ce fût une majorité parlementaire qui fît appel à lui dans les formes en 1958, et il avait quitté définitivement le pouvoir par suite de l’échec d’un référendum ; enfin, l’ex-général de Gaulle ne s’était pas allié à l’ancien occupant qui aurait persisté à commettre des attentats et des assassinats dans son pays pour accéder au pouvoir contre les socialistes, communistes, démocrates chrétiens et libéraux divers. La comparaison de général à général conduirait plutôt à rapprocher le général Aoun du maréchal Pétain, n’était que le premier n’a jamais connu de hauts faits militaires (excepté de s’être débarrassé manu-militari de ses alliés maronites des Forces libanaises), ni n’a été appelé au pouvoir par un sursaut populaire majoritaire. Un rapprochement avec le général Boulanger serait sans doute plus pertinent. On peut reconnaître que la démocratie des pays développés autorise normalement l’ambition arriviste, mais en la soumettant à de telles contraintes, que l’ambitieux se retrouve assez rapidement nu, à moins qu’il ne se force à muer pour coller aux intérêts de ceux qu’il prétend représenter. La situation du Tiers-monde s’avère bien plus laxiste, et pour peu que l’arriviste aligne soixante-treize ans dans le coffre comme c’est le cas de l’ex-général il verse dans l’outrance, sachant qu’à la prochaine échéance présidentielle il en aurait près de quatre-vingt. Mais le général Aoun-Boulanger ne pouvait maintenir une influence sur la situation actuelle sans d’un côté jouer la corde la plus confessionnelle et la plus revancharde chez la communauté maronite, et d’un autre côté se proposer en marionnette entre les mains du parti fondamentaliste chiite qui saura instrumentaliser son vain appétit présidentiel. Ce pacte avec le diable est cependant vicié : l’outrancier maronite échange son appui aux armes du Hezbollah contre le soutien de ce dernier à une candidature présidentielle sans espoir. Une alliance à sens unique, d’une réalité contre une illusion.
Apparemment la cas de la Belgique actuelle où aucun gouvernement non transitoire ne parvient à se constituer depuis des mois, sur fond d’opposition communautaire et de revendications constitutionnelles, serait plus susceptible d’éclairer la situation libanaise que les cas français. En Belgique comme au Liban on manque de consensus, et les institutions se révèlent incapables d’élaborer une sortie de crise : gérer deux communautés ne se révèle pas plus simple que d’en gérer plusieurs. Cependant des différences décisives sont à distinguer.
La petite Belgique, qui ne sort pas d’une guerre civile, est menacée de partage de par le positionnement d’une partie de sa population flamande, alors que dans le minuscule Liban aucune communauté ne s’annonce aujourd’hui partitionniste (une guerre de quinze ans a démontré l’inanité d’une telle optique, que maintes raisons objectives rendent non crédible).
Cependant, si le spectre de la partition est réel en Belgique, celui d’une guerre civile demeure lointain. Tout au long de la phase de crise les forces politiques belges ont recours aux moyens démocratiques. Alors que le Liban se retrouve sous la menace d’une nouvelle guerre civile de par le comportement de forces d’oppositions qui n’hésitent pas à user des "moyens de la rue" et s’allient à des forces régionales belliqueuses.
En Belgique, les extrémistes Flamands n’ont jamais proposé de gouvernement politiquement consensuel comme le fait l’opposition libanaise.
En Belgique (comme dans tous les pays démocratiques du monde) aucune force politique armée n’existe concurremment à l’armée nationale… Si une solution parlementaire majoritaire se dessinait dans ce pays, elle pourrait être concrétisée démocratiquement moyennant (ou non) quelques transformations institutionnelles qui ne remettraient pas en cause l’essence démocratique du pays. Au Liban où une solution majoritaire existe pourtant, elle ne peut être mise en pratique : un Hezbollah armé la met en échec.
Là est de fait le cœur du grippage démocratique : les armes du Hezbollah !
La Belgique pourrait se scinder ou non : cela se réaliserait pacifiquement, et probablement démocratiquement. Les Belges –ou anciens Belges– continueraient à vivre dans un ou deux girons démocratiques. Au Liban, les arguties constitutionnelles de l’opposition pour se défaire des règles du jeu démocratiques n’ont d’autres réalités que celle que leur confèrent les armes du Hezbollah… Sans cet "argument" concret la logique se serait vite mariée au réalisme pour défaire les trois arguments constitutionnels de l’opposition.
1 – Il est effectivement de norme que dans un Etat à structure communautaire, les communautés soient représentées au Parlement et dans le gouvernement : ce que stipule bien le Pacte national libanais (quoique transitoirement : la laïcisation des institutions politiques ayant été prévue par les accords de Taïef). Au Liban, il est souvent arrivé que des ministres d’une confession fussent minoritaires dans leur communauté, toutefois leur présence au gouvernement assurait l’application du Pacte national et permettait de dégager une majorité de gouvernement. La constitution d’une majorité, nécessaire pour les affaires du pays, ne peut être à la merci d’une "majorité de communauté". L’alliance de majorités de certaines confessions avec des minorités d’autres confessions est un cas de figure forcément plus courant dans le cadre institutionnel démocratique. Chaque fois que ce fait a été remis en cause au Liban, cela a fini en guerre civile. Une chose interdit aujourd’hui au gouvernement de prendre acte de la démission des ministres chiites et de les remplacer par d’autres chiites moins représentatifs, de façon à effacer concrètement cet argument, c’est… les armes du Hezbollah.
2 – Le Pacte national ayant prévu un maronite au poste de président de la République, et la constitution prévoyant son élection par le parlement, cela implique nécessairement sa désignation par les représentants de toutes les communautés : sans quoi l’élection du Président ne serait plus qu’une ratification du choix des électeurs maronites, exégèse esquissée par aucun texte ni coutume. D’ailleurs, l’élection à ce poste du principal représentant maronite n’est advenue qu’une unique fois dans l’Histoire du Liban : lors de son accession à l’indépendance (la seconde fois fut l’élection de Bachir Gémayel sous la garde des chars israéliens). Il en est de même du Premier ministre sunnite et du président chiite du parlement…
Paradoxalement, ce sont les armes du Hezbollah, qui ne partage pourtant pas la position du général Aoun à ce sujet, qui donnent à l’assertion de ce dernier un semblant de poids (de par le poids de l’alliance). Les autorités religieuses maronites, tout comme les autres forces politiques et les décideurs économiques de la communauté, n’y voient qu’une "aounerie" de plus de l’égotiste ex-général.
3 – Régurgiter par contre la thèse du gouvernement consensuel, ne se réduit pas à une simple "aounerie". Loin de constituer une innovation, les islamistes de tout poil y voient un retour à une vérité première de l’Islam : la choura composée par les représentants de la communauté et ses sages, qui participerait par ses avis au consensus exprimé par les décisions du khalife… Foin donc de règles strictes de décision, de minorité et de majorité : une confusion idéale pour que ce soit le khalife/monarque qui tranche, et il ne s’en sera pas privé à travers l’Histoire (à moins que le pouvoir effectif ne fût en d’autres mains) au point que lesdits choura et consensus sont demeurés un habillage hypocrite contournant la question d’éventuelles institutions de contrôle et d’équilibrage des décisions du monarque que connaîtront les royautés absolues d’Occident avec la constitution d’"assemblées des états", de "parlement" etc. qui réussiront à évoluer par la suite jusqu’à la démocratie. A ce titre, un exemple vivant de consensus nous est exhibé ostentatoirement aujourd’hui par le régime iranien, référence absolue du Hezbollah, et l’on ne peut que rester perplexe en envisageant la choura en acte dans le Hezbollah, vu le culte de la personnalité qui entoure son chef et les présomptueuses gargarisations démagogiques de celui-ci (un culte d’une nature autre, soulignons-le, que celui dont peuvent jouir les actuels chefs de clan libanais). Néanmoins, le parti divin est suffisamment réaliste pour reconnaître que le consensus à l’iranienne n’est pas réalisable dans un Liban multicommunautaire, tout comme maints autres "principes religieux". Du coup, sa vision du gouvernement consensuel est strictement négative : disposer du tiers de blocage au gouvernement et empêcher la majorité parlementaire de disposer d’une majorité de décision (50% +1) suffiraient pour le moment à le rassasier. Autrement dit, dissocier majorité parlementaire et majorité gouvernementale ! Obtenir une majorité parlementaire ne servirait plus qu’à remplir quelques sièges de plus à la chambre. Le Hezbollah pourrait de la sorte s’opposer aux deux décisions qui lui importent le plus pour cette phase : la ratification de la mise en accusation criminelle de son suzerain syrien par le tribunal international, et le désarmement de la désormais prétendue-Résistance. Décisions que la majorité parlementaire ne pourrait même pas prendre d’ailleurs, dépourvue de majorité gouvernementale qu’elle serait.
Que ce genre de "démocratie", faisant fi des "règles du jeu" entérinées par une expérience démocratique vieille de plus de deux siècles, signifie des conflits gouvernementaux insolvables, et ne soit en fait qu’un écran de fumée éculé, n’arrête pas le Hezbollah : ses armes donneraient valeur à n’importe quelle hérésie logique…
5 - Pas de démocratie sans monopole des armes
Le blocage du système démocratique au Liban est fait sans doute de nombreuses composantes, mais leur neutralisation s’arrête toujours à un point nodale : les armes du Hezbollah. Toute la pression internationale et arabe qui s’exerce pour dégripper les institutions se retrouve bloquée devant ce point. Toute avancée obtenue (élection de la présidence de la République ou autre) ne serait de toute façon qu’un déplacement relatif de ce point et du grippage qui en résulte. L’enseignement s’impose, une fois de plus. Une démocratie n’est pas envisageable sans un monopole de la force armée aux mains de l’Etat. Tant que ce point persistera, le Liban sera dans le meilleur des cas en situation de guerre froide. (Ce sera le sujet d’une prochaine intervention).
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1- Le "Sarkozy" comme le "Thatcher" sont des gouvernements de droite dont l’action a aussi pour effet d’aplanir au profit de la gauche politique un terrain économique et social que ladite gauche était incapable de traiter de par ses limitations structurelles et mentales. En retirant les entraves qui l’handicapaient, ils revigorent cette gauche : on ne prépare pas le terrain pour l’adversaire uniquement par l’échec, mais d’une certaine façon aussi en réussissant. La gauche mitterrando-bérégovoyenne avait en son temps déminé le terrain social, financier et idéologique à une droite trop empêtrée dans ses schémas sociaux gaullistes pour oser s’atteler à la besogne, l’aidant à se décomplexer face à l’argent et à la mondialisation.
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